106.
Le restaurant chinois La Pagode enchantée est complètement désert. Dans un immense aquarium illuminé, des poissons orange et blancs défilent, dubitatifs, devant les corps de leurs congénères servis dans une sauce caramélisée sur des plaques chauffantes.
Une serveuse empressée, ressemblant à la comique Yin Mi, celle qui est morte en duel de PRAUB, vient leur proposer un menu d’une centaine de plats regroupés par chapitres : volaille, poisson, bœuf, porc.
Isidore commande un assortiment de crevettes vapeur et Lucrèce du canard laqué à la pékinoise.
Ne voulant renoncer à aucun moyen de plaire aux clients La Pagode enchantée a installé un grand téléviseur au-dessus de l’aquarium, où passe en boucle la chaîne des actualités.
La jeune journaliste comprend ce qui a guidé Isidore vers ce restaurant.
Il a besoin de rester connecté aux informations du monde, même quand il mange.
— Vous êtes surmenée, Lucrèce. Il faut vous reposer maintenant.
Il lui sert une bière Tsing Tao. Elle dévore les chips de crevettes servies en apéritif.
— Quelle est la suite des réjouissances, cher collègue ?
— Je ne sais pas. Nous sommes dans une impasse. Pour mon roman j’ai suffisamment de matière, mais pour ce qui est de l’enquête, je ne vois pas comment on peut aller plus loin.
La serveuse leur dépose les plats et ils mangent avec les baguettes qu’ils savent tous deux parfaitement manier.
— Vous admettez quand même que la BQT puisse être effective, et donc qu’on puisse mourir de rire ?
— Désolé, mais je n’y crois pas plus qu’au Père Noël, à la petite souris qui vient chercher la dent sous l’oreiller, au marchand de sable ou à la démocratie.
— Pourtant je suis sûre que c’est la clef de l’enquête. Il faut parvenir à comprendre comment on peut tuer avec… un texte !
Il avale une bouchée.
— Ce sera toujours la différence entre votre conception de l’enquête et la mienne, Lucrèce. Moi j’essaie de savoir « pourquoi », et vous, vous essayez de savoir « comment ».
Puis il ajoute :
— C’est étrange parce que ce sont plutôt les femmes qui cherchent « pourquoi » et les hommes qui cherchent « comment ». Peut-être qu’après tout dans notre binôme, la femme… c’est moi.
Il ne peut retenir un rire qui monte, mais du coup avale de travers. Il commence à s’étouffer, devient tout rouge, se racle vainement la gorge, marque des signes d’asphyxie. La serveuse chinoise le regarde sans intervenir. Lucrèce se précipite, lui administre quelques vigoureuses tapes dans le dos. Sans succès. Alors elle l’entoure de ses bras et serre brusquement la région de l’épigastre. Aussitôt le bout d’aliment est éjecté et atterrit de l’autre côté de l’aquarium.
Il s’excuse, reprend sa respiration difficilement, tente à nouveau de rire, les yeux pleins de larmes. La jeune journaliste se rassoit et boit tranquillement sa bière.
— Vous voyez qu’on peut mourir par le rire. Vous avez failli vous étouffer. Vous faut-il plus de preuves ?
— Merci, Lucrèce.
Il a encore un sursaut de rire.
— Eh bien justement posons la question, Isidore : vous, qu’est-ce qui vous fait rire ? C’était quand votre plus grand fou rire ?
Il remplit son verre de bière et à son tour boit posément. Il examine les petites bulles qui montent dans le liquide doré.
— J’avais 17 ans. Je venais pour la première fois de faire l’amour et j’ai commencé à rire. La fille a cru que je me moquais d’elle, elle est partie vexée et n’a plus voulu me voir. Ma deuxième petite amie je l’ai choisie parce qu’elle était précisément d’humeur rieuse. Et au moment de l’orgasme que nous avons eu au même instant nous avons éclaté de rire tous les deux. Du coup on est restés un an ensemble.
Pourquoi il me raconte ça ? Je lui demande de me parler de rire et il me parle de sa sexualité.
— Sinon, en dehors de l’amour qu’est-ce qui a provoqué chez vous un fou rire ?
— Eh bien c’était en regardant le générique de Sacré Graal des Monty Python. Je ne les connaissais pas. J’avais 18 ans. Et de voir le système des premiers gags dès le générique c’était tellement nouveau et surprenant. J’ai explosé de rire et comme j’étais seul à rire dans la salle et que les gens disaient « chut ! » ça me faisait encore plus rire. Je crois que pour avoir un vrai fou rire il faut que ce soit interdit.
Il joue avec les baguettes.
— Oui, le vrai rire pour moi est un acte de rébellion face à la collectivité humaine. Et les Monty Python manient parfaitement cette notion d’« irrévérence » intelligente.
Elle mange son canard laqué, en extrait un os qu’elle suçote bruyamment.
— Et vous, Lucrèce, qu’est-ce qui vous fait rire ?
— Du plus profond de mes souvenirs, dit-elle, ce qui m’a déclenché un grand rire c’est une blague.
— Tsss… d’où votre croyance dans le pouvoir des blagues.
— C’est l’histoire du médecin qui voit arriver un client avec un grand chapeau haut de forme. Et le médecin lui demande : « Qu’est-ce qui ne va pas ? » Et à ce moment le type soulève son chapeau et il y a une grenouille en dessous dont les pattes semblent soudées à la peau du crâne. Et le médecin demande, horrifié : « Et vous avez cela depuis longtemps ? » Le type ne répond pas mais la grenouille qui est sur son crâne explique : « Vous savez, docteur, au début ce n’était qu’une verrue plantaire. »
Isidore a un rire franc. Lucrèce est étonnée de la réussite de sa blague.
— Excellent, car elle fonctionne sur le nonsense.
— Quand on me l’a racontée j’avais 14 ans. Il faut dire que j’avais précisément des verrues plantaires et que ça me préoccupait beaucoup. C’était aussi une manière de relativiser mon handicap. Et vous, la blague qui vous fait rire, c’est laquelle ?
— Je n’arrive pas à les mémoriser. Dès que je les entends je les oublie.
— Essayez quand même.
— Bon, alors je crois que celle qui m’arrive à l’esprit c’est une très courte : « Docteur, j’ai des trous de mémoire », dit un type. « Ah bon, depuis quand ? » demande le médecin. Et le patient questionne, étonné : « Depuis quand… quoi ? »
— C’est tout ? Ce n’est pas très drôle.
— Ça me fait rire parce que j’ai peur d’avoir la maladie d’Alzheimer. C’est aussi une blague d’exorcisme.
Soudain elle s’arrête. Elle regarde l’écran de télévision.
— Bon sang. On est le 27 mars.
— Oui et alors ?
Elle désigne l’écran où défilent les actualités.
Un journaliste fait un reportage devant l’Olympia. Derrière lui apparaît une affiche gigantesque avec le fameux œil contenant un cœur. Une foule est déjà massée devant l’entrée du prestigieux music-hall.
Lucrèce Nemrod se lève déjà.
— Fonçons, dit-elle.
— Quoi encore ? On n’arrivera donc jamais à dîner tranquillement ?
— C’est ce soir la grande soirée « Hommage au Cyclope » à l’Olympia.